Chronique d’un désastre annoncé

Nous traversons une crise de biodiversité majeure, particulièrement marquée à l’échelle du territoire de l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais. Ici comme ailleurs, la nécessité de connaître les causes de la crise de la biodiversité est un préalable à toute tentative pour y faire face. C’est pourquoi nous vous proposons sur cette page une petite description de la crise de la biodiversité dans l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais selon notre point de vue citoyen, donc forcément partiel mais pour autant ancré dans une véritable expérience du territoire. 

Nous avons choisi de limiter notre propos à cette échelle et non à celle de la grande région Hauts-de-France. En effet, depuis notre fondation (2006), notre travail a porté sur le Nord-Pas-de-Calais et c’est de ce territoire que nous pouvons rendre compte et que nous souhaitons poursuivre nos observations et nos contributions. Nous laissons à d’autres une analyse élargie à l’échelle des Hauts-de-France. De plus, nous notons que les problématiques « biodiversité » propres au territoire Nord-Pas-de-Calais n’ont pas été résolues par magie en élargissant les frontières de l’espace administratif régional à la Picardie. Par contre, ces problématiques particulièrement criantes peuvent au contraire avoir disparu partiellement des radars en se noyant artificiellement dans des moyennes rehaussées par les caractéristiques de la Picardie. Ainsi la région Hauts-de-France a un pourcentage d’espaces naturels plus élevés que la région Nord-Pas-de-Calais, ce qui efface le triste record national du plus petit taux d’espaces naturels que détenait le Nord-Pas-de-Calais, sans que la réalité locale n’ait été modifié d’un pouce ! On peut même supposer qu’elle se dégrade encore !

La crise de la biodiversité que traversent l’ensemble des territoires mondiaux n’est pas récente. Malheureusement depuis ces dernières années, les naturalistes et les scientifiques nous alertent sur le fait que cette crise s’accélère dramatiquement. Et dans nos départements, cette situation est particulièrement préoccupante. En effet, ici plus qu’ailleurs, la géographie et l’histoire ont favorisé une industrialisation générale de l’ensemble de nos modes d’occupation du sol entraînant la disparition de nombreux habitats naturels et une grande fragilité des milieux encore en présence.

A ce stade, il est nécessaire de prendre véritablement la mesure de cet état de fait et de comprendre l’accumulation de décisions déconnectées les unes des autres qui ont conduit à cette situation. 

Usine SEVESO, Grand Port Maritime de Dunkerque en milieu dunaire Berges de la Deûle canalisée


Le processus de disparition progressive des différents milieux naturels qui ont couvert l'Europe depuis la dernière glaciation (- 8000 avant JC) remonte plus particulièrement à la naissance de l'agriculture et la sédentarisation de l'homme.

Pendant quelques milliers d'années la relation entre les établissements humains sédentarisés et leur environnement évolua lentement. Au cours des siècles, les savoir-faire des paysans, forestiers, pêcheurs, navigateurs, éleveurs et artisans... ont fait naître et évoluer de nouveaux milieux dits "écosystèmes secondaires". Ainsi, dans notre région, la forêt et les marais primaires ont progressivement  disparu pour laisser la place à des espaces naturels restreints et maîtrisés ainsi qu'à des espaces agricoles traditionnels adaptés aux spécificités des sols (bocage, champs ouverts, hortillonnage, wateringues...). Ce sont ces milieux qui ont connu et connaissent encore une régression dramatique, entamée avec la révolution industrielle (XVIIIe), systématisée pendant le XIXe et généralisée pendant le siècle dernier. 

Sur le territoire de l'ancienne région Nord-Pas-de-Calais, les tribus celtes (Ménatiens, Morins, Atrébates, Nerviens...) puis les Gallo-romains, avaient entrepris les premiers travaux de défrichement de la forêt primaire qui recouvrait initialement cette région.

L'effondrement de l'empire romain puis la première partie du Moyen-Âge ont entraîné un redéploiement de la forêt et un recul des établissements humains sur ce territoire.

Puis, l'essor des grandes abbayes (XIe et XIIe) relança à nouveau le défrichement. La région connut alors une vaste opération de déforestation qui laissa place au bocage et à quelques massifs forestiers isolés, dont quelques uns, très réduits, sont encore présents aujourd'hui (Forêt de Mormal). 

Dunes flamandes

Forêt de Marchiennes

Plus à l'Ouest, dans les Flandres maritimes, c'est également au Moyen-Âge que furent mis en place les wateringues, vaste réseau de fossés récupérateurs d'eaux pluviales et fluviales, vidés alors quotidiennement à la mer grâce à la force motrice du vent. Cela permit l'assèchement de l'estuaire de l'Aa et de la Côme. Ainsi fut gagné sur la mer un vaste polder cultivable, en forme de triangle, entre Calais-Dunkerque et Saint-Omer.

Les monts des Flandres offraient alors des panoramas sur des étendues plates cultivées, bordées de lignes de roseaux et de saules têtards dont les feuillages battaient au vent, accompagnés des ailes tournoyantes des moulins.

Ces paysages domestiqués accordaient encore une place importante à la vie animale et végétale.

Les parcelles agricoles étaient petites. Chemins, fossés, haies, prairies fourmillaient de vie. Les pratiques culturales étaient naturelles et la jachère permettait à la flore sauvage locale de s'exprimer en force, ce dont profitait le bétail.

De plus, pour le maintien des ressources des territoires communaux, seigneuriaux ou religieux, il était vital de conserver - des boisements pour la chasse, le parcours du bétail ou la fourniture du bois... - des étangs, des zones humides ou des rivières vives pour la pêche ou même l'artisanat qui utilisait cette force motrice comme il utilisait celle du vent.

Bocage de l'Avesnois

Grandes cultures du Plateau du Mélantois

Cette organisation reposant d'abord sur la tradition n'empêcha pas les abus de prélèvements sur les milieux naturels. Une réglementation, de plus en plus sévère s'instaura qui priva souvent les plus fragiles de l'accès aux ressources communes et garantit les droits des plus puissants.

Tout au long du Moyen-Âge, les progrès techniques agricoles ont, petit à petit, continué d'entraîner des modifications profondes dans les paysages et les écosystèmes.

Apparurent les grandes cultures de céréales et leurs espaces ouverts (le plateau de l'Artois, le plateau du Mélantois) quand, sur des terres moins fertiles, c'est le bocage qui dominait avec l'élevage (Avesnois).

Ce n'est qu'au XIXe que l'essor industriel imposa partout ses paysages :

  • en étendant les villes et ses usines sur les terres agricoles,
  • en canalisant l'ensemble des fleuves et rivières pour les rendre propres à la navigation (ils y perdirent leurs berges naturelles au profit d'adossements minéraux et verticaux),
  • en extrayant d'immenses gisements de charbon dont l'exploitation perturba définitivement les nappes phréatiques sous-jacentes,
  • en polluant par ses rejets de nombreuses rivières urbaines,
  • en polluant de nombreuses terres, soit par l'enfouissement de déchets, soit par la déstructuration du sous-sol, soit par des rejets chimiques,
  • et enfin en mettant en place le réseau ferré.

Les dernières formes de cette artificialisation généralisée de l'espace sont intervenues au cours du XXe siècle avec la motorisation de l'agriculture, la disparition progressive des petits paysans, l'introduction massive des engrais et herbicides chimiques, le tout-voiture avec ses routes, voies rapides, périphériques et autoroutes, le développement du transport aérien, les zones pavillonnaires, les zones d'activités, les zones commerciales, les grands ensembles et les villes qui ont continué de s'étendre.

Rejets dans le Canal de Roubaix La Marque canalisée, Croix Terril Lagrange à Bruay-sur-L'Escaut

La façade maritime fut définitivement artificialisée sur le tronçon Bray Dunes-Calais puisqu'il n'existe plus aucun estuaire naturel traversant le cordon dunaire du département du Nord. Et ce, pour maîtriser l'assèchement des terres de polders à l'arrière des dunes, qui se trouvent sous le niveau de la mer. Ce sont désormais des écluses qui contrôlent le rejet des eaux fluviales à la mer et empêchent les reflux maritimes. Le Grand Port Maritime de Dunkerque, plus grand propriétaire foncier du département du Nord, a transformé également une grande partie de cette façade maritime avec quais et digues. A cela s'ajoute une concentration majeure d'usines SEVESO dont une centrale nucléaire (Gravelines). Le channel, ce passage maritime qui nous sépare de l'Angleterre, est traversé continuellement par un trafic de cargos et de porte-containers parmi les plus importants du monde, très destructeur de la faune locale, fragilisant notamment les mammifères marins présents dans ce secteur. Quant aux fonds marins du channel, ils ont été le déversoir d'une immense quantité d'armes chimiques, enfouies dans des contenants métalliques qui résistent mal à l'érosion et menacent aujourd'hui de relâcher leur contenu. 

Façade maritime, Dunkerque Canal exutoire de Dunkerque (en lieu et place d'un estuaire naturel) afin de protéger, grâce à l'écluse Tixier, l'arrière-pays de la marée. En effet, ces terres se trouvent sous le niveau de la mer, derrière le cordon dunaire.

Les falaises et les estuaires du Pas-de-Calais jusqu'à la Picardie (avec la magnifique baie de Somme) viennent compenser en partie l'absence de naturalité du trait de côte nordiste. Offrant des paysages remarquables (Caps Blanc-Nez et Gris-Nez, Côte d'Opale), ces milieux sont également menacés, tant par la montée des eaux que par la surfréquentation ou des projets d'urbanisation ou de tourisme de masse comme la trop fameuse serre Tropicalia.

Peu d'espaces dits « naturels » ont résisté à cette histoire régionale.

  • les massifs forestiers sont peu nombreux, très petits et pour la plupart, leur boisement est récent, comme celui de la forêt de Saint-Amand rasée par les Allemands à la 1ère guerre mondiale et replantée après.
  • les dunes et la façade maritime sont mitées par l'urbanisation et les sites industriels. Cela accélère l'érosion du trait de côte ainsi que le risque important de montée des eaux entraîné par le dérèglement climatique.
  • les zones humides, qui correspondaient à près de 30% de l'ancienne région Nord-Pas-de-Calais au XIXe siècle sont aujourd'hui réduites à moins de 1%. Restent quelques belles pièces comme le Marais de l'Audomarois ou la Vallée de la Scarpe qui souffrent également d'une agriculture chimique ou d'une urbanisation non maîtrisée.
  • les villes très minérales, entourées jusqu'au début du XXe siècle de fortifications, de ceintures maraîchères et de nombreux jardins familiaux, les ont vu disparaître au profit de l'extension urbaine. Jusqu'aux parcs des anciennes propriétés aristocratiques ou religieuses de l'ancien régime qui de mains en mains furent pour beaucoup, petit à petit, aménagés au profit de résidences ou de quartiers luxueux.

Ainsi, dans l'ancienne région Nord-Pas-de-Calais, à la veille de la création de la grande région Hauts-de-France, les espaces naturels représentent 14% du territoire soit le plus petit taux de France. Dans ces 14%, les milieux forestiers (8%) ne sont pas des espaces refuge loin de là. L'exploitation forestière introduit régulièrement un bouleversement important des milieux, les arbres ne vieillissent pas suffisamment et la chasse avec lâcher d'animaux d'élevage est encore massivement pratiquée.

Cette évolution ainsi que l'impact important des deux guerres mondiales sur le territoire, a non seulement drastiquement réduit les milieux naturels mais elle a créé des conditions de vie difficiles pour les espèces animales et végétales, comme pour l'homme. La pollution qui en résulte est notre héritage, celle des terres, des fonds marins et des nappes d'eau sans compter la dégradation généralisée de la qualité de l'air.

Des espaces de nature séparés les uns des autres (connectivité réduite)

Les routes innombrables du Sud de la Métropole Lilloise La densité du réseau ferré aux abords des grandes villes

Les espaces de nature, très réduits, sont isolés les uns des autres par un faisceau dense de routes, voies ferrées et canaux, par des implantations urbaines ou industrielles qui font véritablement office de barrières ou encore par des parcelles agricoles très peu accueillantes à la faune et à la flore sauvages.

Dans les zones rurales, il n'est pas possible à un mammifère de se rendre d'un espace naturel à l'autre sans y laisser la plupart du temps la vie, percuté par le trafic automobile. Combien de hérissons, de belettes et même de renards connaissent tous les jours ce triste sort...

Un exemple très symbolique : la forêt de Saint-Amant a été coupée en deux par la construction de l'autoroute A23 et ce, sans la mise en place d'aucun passage à faune. Il est donc impossible aux grands mammifères que sont les cervidés de se rendre d'une partie du massif forestier à l'autre, ce qui fragilise leur existence au sein de ce massif devenu trop petit pour eux. Cette situation est similaire sur le littoral du Nord dont la continuité naturelle est interrompue par des implantations urbaines ou industrielles et dont les fleuves sont canalisés et maîtrisés par des écluses afin d'empêcher les retours de marées dans les terres.

Les rivières et fleuves devenus canaux, forment également des coupures

Berges artificielles des cours d'eau Artificialisation du réseau de petites rivières et fossés (chevelu hydrographique)

Partout, les animaux qui voudraient se désaltérer auprès de ce qui était autrefois des rivières aux berges naturelles, ne peuvent plus le faire. Les berges canalisées, présentant un profil vertical, empêchent ces animaux d'y avoir accès sauf à tomber à l'eau et il leur est impossible alors de remonter sur la berge.

Cet isolement des espaces les uns des autres est doublement défavorable aux espèces animales :

  • se déplacer (pour se nourrir, se reproduire) est dangereux. La faim, l'impossibilité de se reproduire sont donc au rendez-vous. La mortalité s'accentue encore avec le risque de percussion par un véhicule.
  • les espèces se reproduisent sans les brassages génétiques nécessaires à la vitalité de leurs populations et deviennent particulièrement sensibles aux maladies.

Une agriculture très peu favorable à la faune et à la flore sauvage

Cambraisis : agriculture intensive, industrie, pas de trace d'autre forme de vie Métropole Lillois : grandes cultures du plateau du Mélantois

Du fait de sa géomorphologie, de son faible relief, des grandes qualités agronomiques de ses terres, l'agriculture représente environ 70% de l'ancienne région Nord-Pas-de-Calais. C'est avant tout une agriculture intensive, chimique, de grands champs de monoculture. Il n'y a pas trace de vie sauvage ou si peu, dans ces grands espaces. Les secteurs bocagers de la région, comme l'Avesnois ou le Boulonnais, s'ils résistent mieux à cette intensification, sont également l'objet d'une grande pression. Leurs haies sont encore trop souvent arrachées, les mares comblées au profit de nouvelles grandes cultures (maïs, pommes de terre).

Des villes et des zones industrielles imperméables à la biodiversité

Canal entièrement minéral, hostile à la vie animale et végétale à Lille. Le contraire d'un milieu humide Zone d'activité sur les berges artificielles de la Deûle, à Sequedin. Pas une plante de milieu humide sur plusieurs kilomètres.

La ville (et son réseau routier) et l'industrie occupent le reste, qu'elles ont au cours des deux siècles précédents, grignoté tant sur des espaces agricoles, que sur des espaces de nature. Aujourd'hui, la ville connaît même une période d'intensification qui tend à faire disparaître, au sein de son tissu urbain, les espaces verts et les jardins.

Des espaces de nature inédits et en sursis

Friche Saint-Sauveur, Lille Terril de l'Escarpelle, Roost-Warendin

Les friches industrielles et urbaines sont très nombreuses (un autre record national). Souvent polluées, elles restent pour les aménageurs un foncier disponible à la construction. Il faut portant noter qu'abandonnées depuis de nombreuses années, elles connaissent une révégétalisation spontanée avec le développement de prairies, de fourrés arbustifs et parfois même de boisements. Elles sont alors devenues le refuge d'espèces animales et végétales qui ont vu, par ailleurs, leurs populations s'effondrer sur le reste du territoire. Ces nouveaux réservoirs de biodiversité ne sont nullement reconnus comme tels par les collectivités.

Seule la chaîne des terrils, spontanément renaturée et si intelligemment défendue par les acteurs locaux du bassin minier, a pu échapper au triste destin des friches régionales, grâce à son inscription au Patrimoine Mondial de l'Unesco. Leur biodiversité y est cependant fragilisée du fait de la pression urbaine sur les espaces attenants et de leur surfréquentation.